Rencontre avec Zeineb Ben Haouala, co-fondatrice tuniso-suisse du studio d'illustration Glibett

Article, 30.07.2024

À travers le studio d’illustration Glibett et son concept store Koshk, Zeineb Ben Haouala et son équipe puisent dans la culture populaire tunisienne pour livrer avec brio des représentations modernes du patrimoine culturel tunisien. Rencontre avec la graphiste tuniso-suisse qui cherche son inspiration dans ce qui l'entoure !

L'illustratrice tuniso-suisse Zeineb Ben Haouala
L'illustratrice tuniso-suisse Zeineb Ben Haouala © Zeineb Ben Haouala

Vous êtes tuniso-suisse. Pourriez-vous vous présenter davantage, notamment sur votre parcours académique ?

J’avais 5 ans quand mes parents ont décidé de quitter la Suisse pour s'installer définitivement en Tunisie. J'ai dû redoubler la maternelle pour apprendre l'arabe et j'ai fait toute ma scolarité dans un quartier populaire de la banlieue sud de Tunis, avant d’aller au Lycée Rue de Russie au Centre-ville de Tunis, près de la place Barcelone. J’ai beaucoup déambulé dans ses rues avec mes amis. Pendant nos heures creuses, on se promenait dans les souks et on allait boire un thé à la menthe au café des Chaouachine. Je savais déjà au lycée que j’allais faire un cursus artistique ! Après mon baccalauréat, j’ai intégré l’École Supérieure des Sciences et Technologies du Design (ESSTED). Mon trajet s’est allongé, et j’ai découvert le métro et la ville qui défile à travers la vitre.

C’est la spécialité design image que j’ai choisie, ce qui m'a conduit à devenir graphiste et à intégrer à la fin de mon cursus le circuit des agences de communications. En parallèle, j'ai fait un Master de recherche en Sciences et Technologies du Design, et mon parcours s'est encore allongé, entre Bizerte et Tunis. A travers la vitre, j'ai alors découvert des paysages et tout l'aspect méditatif qu'offrent les longs trajets. 

Après une dizaine d’années très formatrices dans la com’, j'ai décidé que cela me suffisait. J’ai alors démissionné sur un coup de tête et entamé une formation en Management Culturel qui m’a ouvert de larges perspectives et m’a préparé à lancer mon projet.

Pourriez-vous nous présenter Glibett en quelques mots ?

Glibett est tout d’abord un studio d’illustration qui accompagne ses clients dans la concrétisation de leurs projets. Pour une fresque ou une identité de programme, l’illustration est dans tous les cas un média versatile que nous manions avec expertise pour déployer des concepts. 

Glibett a également une visée associative : elle œuvre pour sensibiliser à l'importance de l'illustration. Elle a d’ailleurs fédéré une communauté qui se trouve être autodidacte car ce métier n'existe pas pour le moment en Tunisie, ni à l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis (ISBAT) ni à l'ESSTED. C'est un énorme manque pour la mise en valeur de notre ADN culturel. On doit absolument y remédier.

Quels sont les retours les plus récurrents de la part du public sur votre travail ?

Nos partenaires se rendent comptent qu'on peut tout à fait traiter des sujets sensibles - sérieux et de haute importance - avec une approche ludique et décomplexée. Finalement, on est tous des êtres humains, quelle que soit la sphère où nous nous trouvons. Consciemment ou non, nous fonctionnons tous avec les mêmes mécanismes. Notre rôle en tant que créatif est de réussir à titiller les sens des plus réticents !  

Quelles sont vos inspirations ?

Sur le volet de l'atelier, c'est vraiment l'étude de contexte qui nous oriente sur la direction artistique à prendre. Une fois qu'on a défini nos axes de réflexions, on choisit une orientation en adéquation avec le message que l'on veut faire circuler. J'emploie le mot « circuler » parce qu'il a son importance : selon la multi-media storyteller Nathalie Sejean, c’est par la circulation, la mise-en-avant et le bouche-à-oreille actif que des révolutions peuvent se faire. Plus une histoire dure dans le temps, donc plus elle circule, et plus elle a un impact. Je trouve sa réflexion très intéressante. Cette adepte de la "protopie", néologisme inventé par le futurologue Kevin Kelly, nous explique en gros qu'il est possible de penser l'avenir autrement que dans l'utopie ou la dystopie en faisant circuler de belles histoires. Ça donne de l'espoir !

Je m'éloigne un peu de la question mais mes interrogations personnelles font partie de mon processus créatif et mes trouvailles nourrissent mon imaginaire. Quand je travaille sur des sujets plus personnels, j'utilise plus généreusement des référentiels culturels qui peuvent être très tunisiens mais aussi très universels. J'ai une boîte a références secrète : Tayara.tn, ce site de vente d'objets entre particuliers où l’on trouve une multitude d'objets qui ont appartenu à quelqu'un a un moment donné. J'ai l'impression de faire intrusion dans l'intimité des gens. J’utilise donc parfois ce site pour trouver un objet vintage que j'ai besoin d'illustrer dans une composition.

En tant que Suissesse, y a-t-il des choses qui échappent aux yeux des Tunisiens dans vos illustrations ? Et vice-versa.

Je ne sais pas s'il y a quoi que ce soit de Suisse dans les illustrations que je réalise. Je suis preneuse de feedbacks si mon inconscient dévoile des choses. Mais, ce qui est certain, c'est que ma biculture m'a permis de prendre une distance qui m'oblige à voir ce qui est plausible et à percevoir les nuances des deux côtés. 

J’aime mettre des détails dans mes illustrations qui soient lisibles à d'autres échelles. J'aborde des sujets variés ou j'introduis des référentiels que seuls les autochtones peuvent comprendre. C’est ce qui fait le charme et l’unicité du résultat. Je n'ai pas encore fait l'exercice inverse qui est de prendre la suisse comme terrain de jeu. Mais ce n'est que partie remise !

L'illustratrice Zeineb Ben Haouala
L'illustratrice Zeineb Ben Haouala © Zeineb Ben Haouala

Le graphisme et l’illustration suisses sont une référence à l’échelle internationale. Ils sont connus pour leur simplicité et efficacité visuelle. Est-ce que vous vous y reconnaissez ?

Oui et non à la fois. Mon cœur vacille entre minimalisme et détails foisonnants. La Suisse compte beaucoup d'illustrateurs qui contribuent activement à définir l'image du pays. On doit prendre conscience de cette importance en Tunisie. 

Il va y avoir l'exposition Universelle à Osaka en 2025. J'espère que mes deux pays y seront représentés à leur juste valeur.

La Suisse avec une touche de fantaisie, ça ne fait pas de mal. On a le droit d'oser sortir du cadre sans craindre d'être mal perçu, notre réputation de sérieux et de rigueur étant suffisamment bien ancrée ; la Tunisie avec le choix des bonnes personnes pour représenter au mieux qui nous sommes et ce que nous pouvons apporter au monde… et loin du folklore et des clichés réducteurs dans lesquels on s'est parfois laissé emprisonner.

Les Etats ont une image au même titre que n'importe quelle marque. Ils sont obligés de passer par les canaux de la communication pour atteindre leur audience et utiliser un langage précis et vrai. Quand c'est "fake", on le sent tout de suite. On a tellement ingurgité de l'instagrammable et du bien léché que plus personne n'est dupe. C'est en partie pour ça que l'illustration est un outil suffisamment authentique pour avoir un impact.

Si vous deviez choisir une figure emblématique tunisienne à illustrer ? Et Suisse ?

J'ai eu l'occasion de dessiner des personnages tunisiens connus, par exemple le chanteur Lotfi Bouchnak sur la city map du Centre-ville de Tunis. Dernièrement, j'ai dessiné l'architecte suisse Le Corbusier qu'on ne présente plus. C'était dans le cadre du projet d'exposition autour de la Villa Baizeau de Carthage. J'ai eu le plaisir de monter une série d'ateliers pour enfants autour de ce sujet.   

L’atelier Glibett a conçu le stand de la Suisse au Village de la Francophonie en 2022. Comment s’est passée l’expérience ? Avez-vous eu des retours par la suite ? 

J'ai été ravie de réaliser ce projet avec l'aide de l'architecte Leila Hassen, diplômée de l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il fallait faire un focus sur la Genève internationale d'une part et mettre en avant des éléments de 'swissness' d'autre part pour apporter de la convivialité à l'espace. 

Nous nous sommes penchés sur la Genève Internationale et son histoire qui ne date pas d'aujourd'hui. Elle s'est notamment construite par la succession d'événements notoires. Dans ce sens, nous avons développé un concept qui tourne autour de la ligne pour mettre en valeur la notion de temps qui est parfois linéaire et d'autres fois cyclique. Le temps dans sa perception relative, le temps particule, le temps quantique…

Certains des éléments conçus pour le stand sont maintenant aménagés à l'Ambassade de Suisse en Tunisie, notamment le luminaire conçu en foisonnement de lignes. Nous en sommes très fiers !

J'ai également beaucoup aimé travailler la grande illustration faite d'éléments représentatifs de Genève en essayant de ne pas tomber dans une espèce de folklore débordant. Je voulais éviter d'utiliser trop de clichés flagrants et redondants. Je me suis amusée à organiser une rencontre sur le banc de la Treille. J'ai bien aimé réfléchir et raconter cette histoire et je crois que ça a interpellé les passants qui n'ont pas hésité à se photographier devant en racontant leurs souvenirs en Suisse.

Vous avez également réalisé la couverture du premier roman d’une autre tuniso-suisse, l’autrice Khadija Delaval, « La nièce du taxidermiste ». Un mot sur ce dessin ?

Ce dessin a été réalisé par une illustratrice de notre équipe. J'ai su plus tard que c'est Khadija elle-même qui nous a recommandés auprès de son éditeur Calman Levy pour créer la couverture. Ils avaient une idée très claire de ce qu'ils voulaient. On a tout d'abord reçu une série d'anciennes photos de familles, puis un brief précis : il fallait que ça soit poignant et mystérieux. Nous avons choisi de dessiner Baya, l'héroïne du roman, seule sans rien révéler du livre. Nous avons beaucoup retravaillé le regard jusqu'à obtenir cette espèce de neutralité qui en dit long. Coloré mais sans exprimer la joie était aussi un défi pour ce dessin.

Un mot sur vos futurs projets ?

Nous avons la chance d'avoir un grand espace dans la zone industrielle de Bhar Lazreg qui permet d'accueillir du monde. Nous voulons en faire le QG de l'illustration, un espace de rencontre et d'échange où la communauté peut se réunir. Nous y organisons des ateliers et des événements. On aimerait beaucoup initier des projets qui visent à créer des synergies et des collaborations entre illustrateurs tunisiens et suisses. Actuellement, les jeunes Tunisiens n'ont pas la chance de pouvoir circuler librement dans le monde, un privilège qui ne devrait pas en être un…  Faire venir le monde à eux est un de nos objectifs.